Les émotions n’ont pas bonne presse dans notre monde. Dans la vie professionnelle, exprimer de la tristesse ou de l’anxiété est vite perçu comme un étalage d’états d’âmes indécents, voire comme un aveu de faiblesse. La colère, à la rigueur, passe encore car elle reste assimilée à une preuve de force ou de virilité dans un univers encore assez macho. Les personnes trop émotives se verront proposer des stages de gestion du stress par ceux qu’elles mettent mal à l’aise, étant entendu qu’on pourrait apprendre à gérer le stress et les émotions comme on gère ses ressources ou ses revenus. Dans la vie privée, les émotions ne sont souvent guère mieux accueillies et sont facilement assimilées à des caprices ou des enfantillages.
Dieu merci, il reste toujours l’exutoire des thérapies ou des stages de développement personnel dans lesquels on nous encourage à libérer les émotions enfouies.
Ils agissent comme des lieux de décompression, voire des lieux « d’aisance » où l’on irait évacuer ce qu’il est impropre de laisser sortir en public.
Bien entendu, ce tableau est caricatural, et beaucoup diront que depuis le mouvement du potentiel humain dans les années 60 et même depuis l’avènement de la psychanalyse, on assiste à un retour en force de l’émotion dans notre culture où l’on laisse beaucoup plus ce registre s’exprimer, au point d’introduire l’intelligence émotionnelle par la grande porte même dans les entreprises et d’y parler du langage du « ressenti ». Toujours est-il que, honnie ou plébiscitée, l’émotion ne semble pas encore quelque chose de tout à fait naturel : il est convenu d’en parler comme d’un problème pour la plupart d’entre nous. Mais tout d’abord, de quoi s’agit-il ?
On peut regrouper toutes les émotions en trois grandes familles : la peur, la colère et la tristesse. Toutes les autres sont, ou bien des variantes, ou bien des mélanges de ces trois émotions de base. Ainsi, selon le degré d’intensité, la peur ira-t-elle du souci passager à la terreur ou à la phobie s’il y a fixation ; la colère ira de l’agacement léger à la crise de rage ou de démence, voire l’agressivité chronique ; et la tristesse ira de l’ennui au désespoir le plus profond ou à la dépression si la tristesse s’installe. Au-delà des trois émotionsde base, on retrouve les émotions mélangées : ainsi, la culpabilité, qui mêle souvent la tristesse à la colère rentrée ; la jalousie, mélange de peur et de colère, et ainsi de suite. A la différence des sentiments qui se ressentent mais n’impliquent pas de tensions, comme la compassion, l’amour, la joie, l’émotion exprime une tension. Le langage le traduit bien puisqu’on parle d’é-motion et non « d’in-motion ». Qu’est-ce qui s’exprime sinon une tension ? Selon la nature de la tension exprimée, on peut savoir facilement où l’attention se dirige. Par une curieuse coïncidence de la langue française, les deux mots se prononcent de la même façon. Dans la peur, l’attention est orientée vers l’avenir ; dans la colère, elle est tournée vers le présent, et dans la tristesse, vers le passé. On voit ainsi les émotions varier selon le temps vers lequel l’attention se porte comme une vague allant du passé vers l’avenir.
Il est intéressant de se demander quelles fonctions remplissent chacune des émotions. Quand on observe la peur, elle a clairement pour mission de nous préparer face à un danger, réel ou imaginaire, nous aidant ainsi à mobiliser nos ressources. La colère se manifeste plus particulièrement dans l’instant, pour tenter de faire respecter notre intégrité physique ou morale lorsqu’elle est violée. La tristesse enfin, a comme utilité de nous aider à faire le deuil du passé. Comme le dit Khalil Giban dans Le Prophète : « Le chagrin creuse le puits où la joie peut se déverser. » Ainsi, chacune des émotions de base intervient comme messagère d’un besoin : celui de se protéger, celui de se faire respecter, celui de tourner la page. Même si leur manifestation peut avoir quelque chose de lourd ou de pénible, elles ne font que nous inviter à rétablir un déséquilibre momentané. Les choses se compliquent quand les émotions se mélangent parce qu’elles tissent de véritables nœuds autour de besoins souvent contradictoires : telle personne enviera telle autre mais ne voudra surtout pas lui ressembler ; telle autre éprouvera des remords par rapport à un passé qu’elle ne peut plus changer.
Elles se compliquent encore davantage quand l’expression d’une émotion, et plus encore son ressenti, nous a été interdit pendant notre croissance. Culturellement, les hommes ont plus facilement accès à la colère mais moins à la tristesse et à la peur ; c’est l’inverse chez les femmes. Bien entendu, on rencontre d’innombrables exceptions, mais il est en tout cas fréquent dans une famille de ne pas autoriser l’expression d’une gamme d’émotions. Telle famille par exemple « rira jaune » là où elle aurait bien besoin de laisser sortir son chagrin ; telle autre réagira par la peur au lieu de reconnaître que sa peur ne fait que la protéger contre sa propre colère non reconnue. Eric Berne parle à leur propos d’émotions parasites : elles font écran par rapport aux émotions authentiques. Le premier travail à faire en thérapie dans ces conditions est d’autoriser, voire d’encourager l’expression des émotions inter-dites : elles se disent en filigrane à travers tel symptôme ou telle maladie psychosomatique. Pour reprendre l’expression de Jacques Salomé, devenue célèbre : « le corps exprime en maux ce que l’on ne peut dire en mots » : c’est la soupape. Ou encore : le ressentiment traduit le sentiment qui n’a pas été dit. Il y a alors un véritable travail de rééducation émotionnelle à entreprendre : apprendre à traduire ses jugements en ressenti, à exprimer à la première personne ce qui se passe en nous plutôt que d’accuser l’entourage.
Comme on le voit, une saine gestion des émotions est un apprentissage de la vie de tous les jours. C’est en cela que consiste l’intelligence émotionnelle : la capacité de reconnaître ses émotions et celle des autres, et de faire ce qu’il faut pour satisfaire ses besoins. Mais l’expression des émotions à tout prix n’est pas une panacée. Si une femme ou un homme éprouvent sans arrêt de l’agressivité, ce n’est ni en hurlant ni en se défoulant sur un coussin qu’ils se libéreront, encore moins qu’ils se feront respecter. On touche là les limites de l’expression des émotions favorisées dans certaines thérapies émotionnelles : une chose est d’exprimer ses émotions, autre chose est de les reconnaître, et autre chose encore d’identifier les croyances qui les génèrent. On ne résout pas un problème au niveau où il se pose, suivant l’adage cher à la systémique : autrement dit, on ne libère pas une émotion en se contentant de décharger la tension qu’elle génère.
Un agressif chronique devra aller rechercher, dans son dialogue intérieur, ce qui suscite en lui une telle colère récurrente : est-ce l’illusion qu’il est victime de l’injustice, qu’on se paye sa tête ou que personne n’a rien à faire de lui ? De même, quelqu’un de déprimé devra se demander s’il s’estime digne d’être aimé, s’il se donne le droit de prendre sa place et d’exprimer ce qu’il pense ou ressent. Un anxieux aura intérêt à sonder les ressources qu’il porte en lui pour affronter les menaces de la vie, mais surtout à réévaluer la portée de ces soi-disant « menaces ». En dehors de ces pathologies, une véritable intelligence émotionnelle peut se réapprendre par une observation attentive de nos émotions, des besoins qu’elles véhiculent et des croyances qui les sous-tendent. On apprend ainsi à utiliser ses émotions, à jouer avec elles au lieu d’en être le jouet. Les besoins que l’on se crée peuvent être illusoires et nous entretenir dans une dépendance malsaine, tel le besoin de reconnaissance tellement répandu. Aurions-nous tant « besoin » de la reconnaissance des autres si nous étions capables de nous donner la reconnaissance que nous attendons éperdument d’eux ?
Beaucoup d’émotions ne sont finalement qu’une résistance aux vrais besoins, et c’est en cela qu’elles gagnent à être clarifiées en profondeur. 90 % du stress provient de la résistance et non de l’émotion elle-même. Apprendre à se servir des tensions ressenties pour élucider ce qui se passe en nous est une véritable clé. Une approche thérapeutique digne de ce nom doit prendre en compte les différentes couches d’identité, aussi bien physiques qu’émotionnelles, mentales et essentielles à la racine de notre être, si elle veut se donner les chances de résoudre durablement les blocages affectifs qui nous encombrent.
- Karin Reuter est Psychologue, Directrice de l’Institut Hoffman France
- Michel Savage est Philosophe et Sociologue